Le parfum des pommes

Nous ne sommes pas encore à pleurer les temps passés, tant tout ce qui nous entoure singe à la perfection ce qui fut dans un ensemble réglé comme du papier à musique tout ce dans quoi nous baignions.

Les charmant petits cafés dont le taulier est notre ami : Suis assez pote avec le patron !

Les épiciers, le doigt sur le plateau de la balance, le crayon mine derrière l'oreille et aux lèvres le jugement divin à l'heure de la douloureuse : Tu diras à ta mère qu'elle me doit la semaine passée !

Les bouchers/charcutiers qui nous vendaient de la vache de réforme en lieu et place du bœuf que pour eux, amoureusement on élevait, dans des coins de campagne aux allures de paradis bouseux : Aller vous m'en direz des nouvelles !

La fleuriste, la coiffeuse, la droguiste, la crémière, la buraliste, la boulangère, entre les nichons des quelles, gamins, on accrochait le technicolor de nos virilités de moineaux ébouriffés : T'oublieras pas de dire à ta mère que j'ai reçu son eye liner !

Le marchand de biclouns devant la vitrine duquel je bavais sur un Peugeot demi course à quatre vitesses. Les pneus en 350 ballons ! Cent francs disait le cartel accroché au guidon tout enveloppé de guidoline   bleue : Pourquoi n'écris-tu pas à ta grand-mère ? avait dit ma mère, entre deux bottes d’œillets qu'elle mêlait artistement de gypsophile et d'asparagus avant de conclure le bouquet par le pliage complexe d'une feuille de cellophane, liée par un brin ou deux de raphia.  Ce que je fis, le cœur battant.

Mémé, je t'aime beaucoup. Tu veux bien m'envoyer cent francs pour que je m'achète un vélo ? C'est trop loin pour aller au collège à pieds ? Je t'aime beaucoup. Signé, Stéphane. Post scriptum : Je t'aime beaucoup !

Elle ne fut pas longue à sortir de la vitrine la bicyclette, je t'aime mémé Madeleine... ses jantes chromées, ce cliquetis si particulier des roulements à billes, l'odeur de la graisse que le marchand de vélos avait appliqué sur la chaîne et les pignons du dérailleur. Je ne fus pas long à comprendre qu'au delà du chemin du collège c'était sur les routes de mes tentatives d'évasions solitaires qu'elle me conduirait dans des courses folles, toutes les côtes en danseuses et les descentes à toutes blindes, dans les sous-bois, au bord des rivières où j'allais implorer qu'on ne me contraigne plus à revenir, jamais, au dur labeur d'enfant de "putain", de fils de nulle part, d'usurpateur né. Rimbaud s'en allait à vélo, son Baudelaire sous le bras et en tête les roulottes de Van Gogh arrêtées pour un soir sur la route des lavoirs...

Cette vie fulminante de cris d'ouvriers, du rire pomponné des ouvrières lasses et enjouées, ponctuée au long des rues, entre l'église et le troquet où les pères se frottaient des épaules à la réalité des fraternités, par les petites boutiques ouvertes sur le mystère des réserves, sur les beautés sévères de la marchande de jouets, nous ne la regrettons pas encore. Même si les rideaux sont baissés, quand bien même la petite bourgeoisie du tiroir-caisse pleure à présent à chaudes larmes à l'ombre d'une Amazone numérisée qui lui a coupé les bourses. Les restaurateurs pleurent, les bougnats larmoient et dans les hôtels de passes on repasse le gilet pare-balles des CRS qui y casernent.

Gens suffisant de la boutique, qui hier conspuaient les manifs : comprenez tous ces rouges dans la rue, ça fait baisser le chiffre ! Eux qui hier baissaient leurs braies dans les galeries marchandes où le chaland les ignorait souverainement, au nom du pouvoir d'achat, les voilà  à présent qui s'agenouillent en habit de deuil sur le parvis des préfectures, appellent le consommateur à les sauver au nom de la citoyenneté :

Nom de Dieu, Citoyen ! sors ta carte bleue !

Au moins ceux-là me dis-je, on ne les éborgne pas ! Depuis Pétain et sa clique macroniste le bon beurre est bien, inlassable, du côté du manche. Et le sera toujours, croyez m'en.

Et mon biclou, ma rossinante de morveux moulinant des guibolles, il est là, désossé dans un grenier qui sans doute n'en est plus un à présent puisque la boutique : Lionel Boucherat  graines fleurs et toutes compositions florales est devenue aux dernière nouvelles une officine de crédit à la consommation.

Et le parfum des pommes alors ? Quoi le parfum des pommes, tu lui veux quoi au parfum des pommes ? Tu t'en souviens pas ? Alors c'est que c'est plus grave que ce que j'en dis... pas.

Bonjour chez vous ! Car mieux vaut un petit chez soi qu'un grand tour de foules sur les boulevards de la mondialisation des petites misères collectives.